Récit de Marthe Gilbert. 
Le village de Lustin ne vécut pas le ravage des bombes. D’autres villages de la Vallée de la Meuse comme Anhée ou Rivière furent bombardés et perdirent beaucoup de villageois. Lustin ne se situait pas sur la même rive. Mais le village connut les heures noires de l’occupation. Grâce au témoignage émouvant de Marthe Gilbert et l’envie de son frère Jean de relayer celui-ci, nous avons le récit des derniers mois de cette occupation. Nous remercions Jean Gilbert de nous avoir donné l’autorisation de retranscrire quelques passages de ce journal…

Le château de la famille Gilbert à Tailfer.

 Le 2 mai 1944 

Après un raid sur Ronet, notre tante D. de WOUTERS et sa fille n’en peuvent plus et viennent se réfugier chez nous. Leur maison à Salzinne est très mal située, et d’ailleurs les alertes continuelles rendent la vie intenable en ville.

Après avoir été pendant quatre ou cinq mois un centre d’officiers de l’armée blanche, [ce qui nous causa de temps à autre quelques émotions]. La maison se remplit maintenant de réfugiés qui s’ajoutent à notre petit André, gros poupon juif, arrivé ici en juillet 1943, âgé de 9 mois, et qui par sa bonne humeur et sa rotondité fait notre joie à tous. Nos cousins T. hébergent aussi l’abbé Thiry vicaire à Salzinne qui a passé trois mois dans un camp de concentration, et qui ne tient pas à y retourner. Il nous dira la messe tous les jours à la chapelle.

 Mercredi 23 août 1944 

Chaleur tropicale. La radio annonce la prise de Paris. Vers midi, nous recevons la visite de Monsieur DEMAZENEER. Ce Monsieur fuit Charleroi où les rexiste tuent sans raison des notables et des braves gens. La terreur règne dans la région.

A 21H15, coup de téléphone de Monsieur l’abbé CROONENBERGHS (chapelain de Tailfer) disant à mon frère Eugène de se rendre immédiatement chez lui, à Jambes. Il part à toute vitesse [en vélo] pour être rentré avant 22H00 (heure limite de la circulation).

(…) Nous saurons enfin tout: les rexistes vont faire dans le canton de Dinant la même razzia qu’ils ont faite à Charleroi. Ils commenceront leur travail demain matin. Anhée est sur la liste des villages menacés. Nous devons absolument prévenir notre Grand-père de wouters et nos oncles qui habitent à Senenne-Anhée, afin qu’ils prennent leurs précautions. Le téléphone est coupé, la circulation interdite pendant la nuit. Il y a le passage de la Meuse qui est difficile. Il faut pourtant tenter l’impossible. Maman et moi même partons en vélo et arrivons à temps (…). Le lendemain matin dés que la circulation est permise, je rentre à Tailfer pour rassurer la famille sur notre sort à tous, en cours de route, je rencontre un Lustinois, Hector ETIENNE, qui a l’air fort étonné de me voir si tôt en promenade!. La journée s’annonce torride. Je pars pour Namur en bicyclette, servir les repas aux sinistrés. A mon retour, Maman m’annonce l’arrivée de notre Grand-père d’Anhée. Celui ci à quatre vingt quatre ans de santé fragile il arrive dans une carriole à bestiaux très fatigué des cahots du voyage.

Un peu après j’apprends que Lustin va devoir héberger des sinistrés de Namur et que le SECOURS D’HIVER devra les nourrir. Cela me met devant une fameuse perspective de travail et d’organisation qui m’occuperont durant les deux jours suivant.

 SAMEDI 26 AOUT 

Le Kreiskommandant vient spécialement de Namur pour annoncer la venue à Lustin d’un grand état-major. Ils occuperont LUSTIN-GARE et une partie du village. Pendant cette visite, le chauffeur du Kreiskommandant cueille un gros bouquet de dahlias et de reines marguerites dans un parterre (un des seuls encore garnis). Cela nous met en fureur!. A cause de la venue des troupes le village ne peut prendre de réfugiés et la question des repas tombe à l’eau.

 LUNDI 28 AOUT 

Notre père va à Namur, toujours pour la question de loger cet E.M. Pendant qu’il est en ville, les avions lancent quelques bombes du côté de la gare et du pont de Salzinne. Sur les routes, c’est un charroi intense de camions, etc… qui remontent de France. Dans la soirée, les premiers allemands, personnel d’installation, commencent à arrives à Lustin Gare. Les religieuses du couvent doivent déménager. Les soldats travaillent à placer des fils de téléphone. Chez nous, ils visitent l’appartement au-dessus de la chapelle et y réquisitionnent les chambres à coucher et le bureau. Il y aura aussi des soldats à la Hutte aux vents. ( bois de Dave?).

 MARDI 29 AOUT 

Il y a toujours beaucoup de passage sur la route de la Meuse et sur le chemin qui monte à Lustin. Je passe ma journée à faire des conserves e petits pois.

 MERCREDI 30 AOUT 

Je vais au village pour le repas des enfants; Toute l’école, sauf mon local est rempli de soldats qui dorment sur de la paille ou tournent en rond. Chaque fois que nous sortons, nous devons nous frayer un passage en les bousculant. Ils regardent nos provisi­ons avec de grands yeux. Très peu d’enfants viennent. Notre cuisinière Joconda, me demande s’il y a aura repas?

Nous arrêtons la soupe car les Allemands viennent de réquisitionner la maison où on la distribuait, mettant à la porte les deux familles de réfugiés qui y logeaient et qui avaient chacune plusieurs enfants Le village grouille de soldats, d’énormes camions camouflés encombre les rues. Les gens sont très inquiets et craignent les bombardements A partir d’aujourd’hui, plus de téléphone, les Allemands ont réquisitionné tous les fils. Le soir nous apprenons que cet état-major est celui du Maréchal ROMMEL et qu’il arrive de Normandie. Nous avons même leur itinéraire car un chauffeur de camion a laissé tomber un papier sur lequel c’était indiqué.

 VENDREDI 1° SEPTEMBRE 

Temps toujours splendide…

Après le repas de midi, je vais avec ma cousine J. et mes deux plus jeunes frères voir sur la route de la Meuse le passage des troupes, à pieds, à cheval, en voiture,… c’est la débâcle. Nous nous cachons dans la gare pour ne pas rire à leur nez.

Devant la villa de Mme de BRAUWERE? (actuellement M. et Mme LANGUE), il y a un camion si bien camouflé que nous le découvrons qu’en arrivant tout près! Il y a aussi un petit canon devant le garage de Mme de BRAUWERE. Ce camion et ce canon restèrent très peu de temps. Devant la gare de Tailfer les Allemands on fait une barrière avec un jeune arbre et ils surveillent le passage. Cela à cause de la présence de l’état-major.

Nous rencontrons Melle M. de BRAUWERE qui revient de Bruxelles elle a dû faire des détours pour rentrer craignant qu’on lui prenne son vélo sur certaines routes.

Notre tante D. de Wouters et Maman vont porter des drapeaux et des nappes chez Mme VERHEYDEN. Ces objets serviront à un banquet de l’Armée Blanche demain soir. Melle P. de Brauwere et moi allons pour la dernière fois à Lustin pour les repas.

On distribue les marchandises aux enfants pour qu’ils les mangent chez eux, L’avance des Alliés continue, on parle de Reims. Le poste de radio ne marche plus.

 SAMEDI 2 SEPTEMBRE 

Les Alliés sont à Arras et à Sedan… Nous passons notre après-midi à dénoyauter des reines-claudes sur la terrasse. On entend beaucoup de détonations dans le lointain. Il passe encore des troupes mais cela diminue. A Profondeville, où ma cousine J. et moi avons été, nous avons vu un soldat allemand conduisant une petite voiture attelée à un âne, au galop, et fouet au vent!.

(…) Vers 20HOO Quatre soldats, arrogants, viennent demander l’auto, notre tante D. de Wouters [qui parle allemand] a beau leur expliquer qu’elle a déjà été réquisitionnée il y a deux ans, ils veulent absolument visiter le garage. Heureusement les bicyclette: n’y étaient pas car le bruit court déjà qu’ils les prennent pour partir plus vite. Ils ont volé celle d’Auguste Delaive (fils). Aussitôt, après force discussions entre nous, Nous dissimulons nos vélos dans tous les coins de la maison; de la cave au sommet de la tour (115 marches d’escalier étroit). Tout cela dans une demi obscurité à cause de l’occultation.

 DIMANCHE 3 SEPTEMBRE 

Les alliés sont à Tournai et avancent vers Namur et Bruxelles. Il n’y a presque plus d’allemands dans le village, seulement une garde près de la Gare de Tailfer. Le beau temps revient et il y a beaucoup de vent. Nous passons l’après-midi dans la gloriette qui domine la Meuse nous voyons passer une énorme péniche remplie de tonneaux et camouflée.

(…) A 17h00, de la gare, nous assistons à une mitraillade par avion. Ce doit être dans les environs de Lustin Gare; les appareils reviennent toujours virer au dessus de nous.

Dans la soirée, coup de sonnette. Comme nous attendions Alfred Seumois, notre voisin, je vais ouvrir sans méfiance. Je vois un petit homme avec un long manteau noir à boutons dorés. Il demande à voir le Maire! Notre père nous dira après l’avoir vu que c’est un V. N. V. (Vlaams Nationaal Verbond) dont la colonne a été mitraillée dans les Ardennes et qui cherche à rejoindre les Allemands.

(…)La journée s’annonce splendide. L’après-midi ma cousine J. et moi-même allons nous installer sur la terrasse pour avoir de l’air et être tranquilles car les Allemands sont toujours là. Ils ont coupé des branches dans le jardin pour se camoufler de frais et la plupart dorment dans les pelouses : ils ont l’air très fatigués. L’officier a exigé l’appartement au-dessus de la chapelle pour son logement et son bureau. On entend toujours des détonations et nous pensons bien que c’est le canon.

(…)A quinze heures, tante D. de WOUTERS revient et annonce une perquisition: nous devons tous sortir de la maison et nous devons rester ensemble sous la garde d’un soldat armé. Maman peut rester dans la chambre de son père avec André “notre bébé Juif. Notre père accompagne le sous-officer et le soldat qui vont perquisitionner. Cela dure trois grands quarts d’heure. Le temps nous semble long, pour finir nous nous asseyons sur la berge du ruisseau; les avions passent sans arrêt; nous n’avons pas très chaud. Nous voyons enfin ressortir les boches qui ont trouvé et pris le vélo de mon frère Eugène. Notre père nous demande où sont les jumelles “ils” ont trouvé l’étui vide que nous avions oublié de cacher et “ils” disent que si on ne leur donne pas les jumelles de suite, ils chercheront jusqu’à ce qu’ils aient trouvé! Comme ils pourraient trouver pire, notre père les leur donne.

(…)18h00. D’un air tout gêné, l’ordonnance vient demander à dîner pour les officiers. Ils seront cinq. Naturellement, on ne peut refuser, mais c’est la rage au cœur qu’on leur donne à manger. Les nouvelles sont bonnes à la radio. On dit que les américains sont à Namur!(…)

 MARDI 5 SEPTEMBRE 

Dans la matinée, notre père est appelé à Lustin Gare. Les allemands lui prêtent une bicyclette et il part accompagné d’une estafette allemande. Nous sommes fort inquiets pour lui. Tout à-coup, Maman voit les soldats qui arrachent des pommes de terre dans le jardin. Elle bondit sur eux mais ils la renvoient au sous-officier qui lui-même se débine.

Il envoie Maman chez le lieutenant. Nous perdons notre temps à la chercher, il est introuvable. En rentrant chez nous, Maman insiste encore pour ses pommes de terre auprès du sous-officier qui ne dit rien mais va près des soldats arracheurs. Un peu après, ayant pris deux grands sacs, ils arrêtèrent leur pillage. Il faut dire que Maman avait la responsabilité de nourrir au moins une douzaine de personnes par repas!

Un peu avant midi, le courant s’arrête, notre père rentre de Lustin-Gare avec un air si tragique que nous craignons le pire: le capitaine lui a signifié que la population devait être aux ordres des allemands pour toute réquisition. La nuit, des hommes devront aller creuser des tranchées dans les bois au-dessus de la gare et le long de la Meuse. La rive gauche est libérée mais la commune de Rivière et quelques villas de Profondeville sont brûlées. Un léger rideau d’allemands garde cette rive-ci. Nous sommes donc en plein front. Un peu attelés, nous ne sortons plus de la maison, sauf pour aller en cachette chercher des tomates qui ont échappé au pillage. Le petit André fait de grands mamours aux chevaux et ma cousine J. et moi le prenons comme garde du corps quand nous allons au potager avec notre grand panier.

Vers 16H00 nous voyons du remue-ménage: les chevaux sont attelés, les charrettes camouflées avec le plus grand soin. Partiraient-ils?. Nous suivons de près les préparatifs et avons de la peine à cacher notre joie.

A 17H00. La première voiture s’en va, suivie des autres. Elles montent le chemin de Lustin, nous leur souhaitons du plaisir dans cette forte côte. Déjà à la première montée ils ont des difficultés.

A part quelques hommes et l’officier, le jardin est dégagé de cette vermine et nous respirons.

 MERCREDI 6 SEPTEMBRE 

10h00. Des soldats on dit à Bertha Graindorge que le canon allait tirer. Nous ouvrons vite les fenêtres pour que la déflagration ne casse les vitres. Là où il y a des volets mécaniques, nous les baissons.

(…)Le cierge béni est rallumé. Notre père rentre de Lustin, quelques obus sont tombés au village pendant la nuit.

L’un d’eux a traversé une cuisine où étaient couchées huit personnes… pas de victimes.

A Frappe-cul et sous les carrières de Tailfer la mitraille pleut.

17h00. Visite de Louis Brasseur. Avant d’arriver ici, il a été fouillé par les soldats. Il nous raconte ce qu’il se passe chez lui. Les soldats sont mauvais et pilleurs. Ils circulent en rampant dans son parc pour ne pas être vus d’un poste d’armée blanche situé dans la maisonnette du jardin Boreux.

(…)Après le souper, les demoiselles de Brauwere viennent nous dire qu’on distribuera le lendemain la viande de la vache tuée en prairie par un éclat d’obus.

 JEUDI 7 SEPTEMBRE 

08h00. On se retrouve, personne n’a beaucoup dormi, mais… On n’ose à peine le croire… Tous les Allemands sont partis et le canon aussi!!!

Dès avant la messe on voit tous les gens, comme par enchantement, sortir de leurs trous; on parle encore bas et on fait des investigations prudentes parmi les objets laissés par les Allemands. On se demande si c’est vraiment possible. Plus de boches!

Tout le monde est à la fête. A Anhée notre famille est épargnée mais ce qui est plus triste, c’est que le village a eu 17 hommes assassinés par les Allemands, une grosse partie du village est brûlée. Hun, Rouillon., Rivière sont entièrement incendiés. Monsieur l’abbé Thiry retourne définitivement à Namur.

Mes plus jeunes frères essayent de mettre le drapeau, le vent menace de casser la hampe, ils y renoncent. C’est à ce moment que nous voyons arriver à grand coups de klaxons notre père et le docteur BLUARD en moto, suivis d’une auto avec deux américains.[nous ne connaissions pas encore le terme de jeep]. Tout le monde accourt, vite mes frères vont remettre le drapeau. On offre du pecket aux américains qui n’en sont pas à leur premier verre de la journée. Tous nos voisins accourent, il en sort de tous les côtés. Les femmes sont si contentes qu’elles embrassent les soldats. Notre doyenne Alice Launois a grand succès. Notre tante D. de WOUTERS avec sa connaissance de l’anglais parle à ces militaires et apprend que l’un est originaire de la Pologne et l’autre d’Italie. On prend quelques photos, puis les deux soldats voient notre Grand-Père à la fenêtre du premier étage et ils montent pour lui dire bonjour. Mais il faut qu’ils s’en aillent déjà porter la bonne nouvelle dans d’autres villages. Les Américains partis tout le monde s’égaille. Nous passons la soirée autour de la lampe à pétrole, c’est d’ailleurs le premier jour que nous osons l’employer!

Après l’agitation que nous venons de connaître, tout parait bien calme. Déjà les réfugiés nous quittent et rentrent chez eux. Le Petit André, qui resté chez nous glus de treize mois reste encore cinq ou six jours avant que ses parents ne viennent le chercher. Son départ nous fait un grand vide.

 23 DECEMBRE 1944 

Les Allemands que l’on croyait partis pour de bon font une nouvelle offensive; c’est tellement horrible qu’on ne veut pas y croire. Ils sont déjà pourtant à Eupen et Malmédy.

(…)Défense de passer la Meuse en dehors des ponts(…) il faut un permis difficile à obtenir. Défense de téléphoner, d’écrire hors zone. Toute notre rive de la Meuse est considérée comme zone d’armée.

 DIMANCHE 24 DECEMBRE 

Il gèle à 6° sous zéro. L’atmosphère est de plus en plus tendue. On dit que les Allemands sont à Laroche. Nous voyons passer sur la route des gens qui fuient. Sans arrêt, des gens du village nous téléphonent pour nous demander ce que nous faisons, si nous partons.

(…)Il tombe un parachutiste aux Collets (Wépion) et nous entendons fort bien le canon. Les Polonais (personnes déplacées par les Allemands et rassemblés dans le château de Frêne) sont affolés. La veillée de Noël sera la plus triste que l’on n’ait jamais passée.

 MARDI 26 DECEMBRE 

18° sous zéro! ON dit que les Allemands sont à Marche et à Ciney.

 VENDREDI 29 DECEMBRE 

La situation militaire parait rétablie. Les Allemands reculent, mais on apprend avec tristesse ce qui s’est passé dans les Ardennes.

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